Stratégie

Etre ou ne pas être soluble dans la communication, telle est la question. L’œuvre en tant que telle n’a plus d’importance. Ce qui compte, c’est l’image de marque de l’auteur, son indice de notoriété, sa surface d’exposition. N’importe quelle verroterie littéraire, incarnée par une icône publicitaire, peut désormais accéder au rang de best-seller mondial – comme l’a montré de façon caricaturale la mystification JT Leroy, qui a réussi à se faire passer pour « l’un des meilleurs romanciers de sa génération », simplement en valorisant sur le marché tous les signes extérieurs de l’écrivain culte : enfance maltraitée, drogue, prostitution, rédemption par l’écriture, ambiguïté sexuelle, look trash, culture rock, sida… Rien à voir avec l’affaire Gary-Ajar, qui signait le triomphe de la littérature en réalisant le rêve de roman total que Gary avait lui-même théorisé dans Pour Sganarelle.
De façon symétrique, l’attitude de repli hautain, cultivée par certains « grands écrivains » (Gracq par exemple), relève de la même logique publicitaire. L’analyse critique de l’œuvre est évacuée au profit de la mythification de l’auteur, transformé en vestale du bon goût et du style. La figure de l’artiste maudit s’est elle aussi dissoute dans l’espace médiatique. L’écrivain soi-disant persécuté, victime des magouilles du milieu, est devenu un bon client des plateaux de télévision, précisément parce qu’il conforte ledit milieu dans l’illusion de sa toute-puissance. Quant à la posture subversive, elle aboutit elle aussi à une impasse. Tous ceux qui, avec une sincérité parfois touchante, envisagent leur œuvre comme un levier révolutionnaire pour renverser le système sont vite recyclés en joueurs de bilboquet par l’industrie du divertissement. Faut-il alors se résigner à jouer double-jeu, s’afficher à outrance pour mieux se cacher, devenir invisible à force de surexposition ? « Faire travailler l’adversaire, piéger sa haine dans le faux-monnayage médiatique, l’y exacerber, tout en misant radicalement sur l’inapparence essentielle de la pensée et de la poésie » (dixit Sollers in Poker), est-ce vraiment la bonne stratégie ? L’omnipotence de la communication est telle que toute forme d’opposition se trouve d’emblée neutralisée. Inutile de spéculer sur les clivages vrai/faux, envers/endroit, dehors/dedans, sous peine d’être soi-même satellisé dans la nébuleuse.
Affirmer la singularité de la littérature, ce n’est pas revendiquer une quelconque position d’extériorité, mais plutôt créer une sorte de trou noir au cœur du système. D’où la nécessité de produire des objets suffisamment denses et concentrés pour résorber le flux, des attracteurs étranges capables d’introduire des zones d’ombre et de crever l’écran. Il ne s’agit pas de rechercher l’inapparence essentielle, ni de fabriquer artificiellement de l’invisibilité – comme s’y emploient, avec un sens aigu du marketing, certains artistes « faceless » (Daft Punk et Cie) -, mais d’appliquer à la lettre la formule de l’écrivain romantique allemand Jean Paul : « Dans le domaine du pur savoir, la discrète manifestation de l’auteur, tout autant que sa dissimulation dans l’art, témoigne souvent d’un pouvoir supérieur » - ce qui suppose un art consommé du camouflage et de l’anamorphose, plutôt qu’une esthétique de la disparition.