Le livre, interface ultime ?

Il y a deux façons de tuer le livre : l'approche fétichiste, qui consiste à le sacraliser et à en faire le refuge ultime de la Vérité, de la Pensée, du Sens - par opposition au flux médiatique, qui serait par nature aliénant, voire débilitant ; et l'approche cynique, qui prétend l'adapter à la nouvelle donne communicationnelle, en le réduisant au statut de produit dérivé : roman-scénario calibré pour être porté à l'écran, texte cybernético-branché reproduisant tous les tics du langage multimédia, etc. On peut préférer une approche plus prospective. A l'horizon du tout-numérique se profilent de nouvelles formes de lecture et d'écriture, dont le livre, du fait même de son "archaïsme", constitue le laboratoire idéal. Il est frappant aujourd'hui de voir à quel point les "nouveaux médias" contribuent à réactiver les supports et les techniques de narration les plus traditionnels. En ce qui concerne l'édition, les développements technologiques en cours vont clairement dans le sens d'une redécouverte des formes ancestrales de l'écriture. Les recherches sur l'encre et le papier électroniques (E-ink), remettent au goût du jour les bonnes vieilles tablettes de cire et autres ardoises magiques, tandis que le manuscrit retrouve une seconde jeunesse grâce à des procédés tels que celui mis au point par l'entreprise suédoise Anoto, filiale de la société C_technologies spécialisée dans le traitement d'image. Un stylo doté d'une caméra infra-rouge, d'un micro-processeur, d'une mémoire électronique et d'un émetteur radio se charge d'enregistrer l'écriture manuelle inscrite sur un papier spécial et de la transmettre directement à l'ordinateur. Le cinématographe connaît aujourd'hui une évolution similaire. Plus il s'ouvre à l’innovation (sophistication croissante des effets spéciaux, intégration des dispositifs de réalité virtuelle, mise en oeuvre des technologies numériques dernier cri), plus il renoue avec ses formes originelles : film muet, chronophotographie... Même constat dans l'art contemporain, où des artistes à la pointe de l’expérimentation n’hésitent pas réinvestir des supports depuis longtemps passés de mode – comme par exemple Patrick Bailly Maître-Grand avec le daguerréotype.
Ce retour aux sources ne traduit ni un repli nostalgique, ni une réaction, mais plutôt un passage à la limite. Et c’est bien dans cette optique que l’on peut aujourd’hui envisager le livre. Il ne s’agit pas de s’inscrire en faux contre la déferlante des images, encore moins de s’y dissoudre, mais d’aller au-delà en prenant à revers tous les clichés de l’esthétique multimédia en vogue. Tel était en tout cas le cahier des charges pour Le Décodeur : Opter pour une facture résolument classique en évitant tout artifice avant-gardiste de typographie ou de mise en page ; Filer la métaphore du site Web, non pour faire « hypermoderne », mais pour revisiter la tradition des arts de la mémoire, en composant un texte à travers lequel le lecteur peut déambuler à sa guise et naviguer d’un document à l’autre comme dans un rêve. Combiner diverses formes d’écriture (scénaristique, télévisuelle, journalistique, publicitaire, etc.), non pour les échantillonner et les remixer à la manière des « text-jockeys » à la mode, mais pour faire advenir à la surface un précipité aussi organique que possible. Fragmenter le livre, non dans une logique fractale ou holographique, mais à la manière d’un bélinogramme. Boucler ainsi la boucle, en revenant aux sources mêmes de l’imagerie télévisuelle, dont le principe dérive directement du procédé mis au point par Edouard Belin au début du siècle dernier[1].

[1] Le principe du bélinogramme consiste à analyser un document point par point et ligne après ligne, comme le fait le regard lorsqu’il parcourt une page de texte. Une cellule photoélectrique transforme les intensités lumineuses rencontrées en une tension électrique variable qui, à la réception, module un faisceau lumineux, lequel impressionne les points correspondants d’un papier photosensible.