La gratuité, cheval de Troie de l’hyper-capitalisme

Les épigones de Debord et Lautréamont (« Le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique ») soutiennent volontiers que les systèmes de protection de la propriété intellectuelle sont rendus caducs par l’évolution technologique et que l’échange gratuit de fichiers texte, audio et vidéo sur Internet, via notamment les plates-formes peer-to-peer, représente un horizon incontournable.

Point de vue doublement contestable :

1) La gratuité sur Internet est un leurre. Les prophètes de la dématérialisation assimilent volontiers le cyberespace à une sorte d’éther, où les biens culturels numérisés pourraient enfin circuler librement, en toute fluidité, sans le moindre intermédiaire, et accéder ainsi au statut de patrimoine commun à l’humanité. En réalité, l’internaute qui échange des fichiers audio ou vidéo sur la Toile reste un consommateur - un consommateur qui doit investir à la fois dans la bande passante, la puissance de calcul, les logiciels de décodage et les supports de stockage, pour pouvoir recevoir, ouvrir, lire et archiver les contenus téléchargés. Loin de préfigurer une nouvelle économie fondée sur le don, la « gratuité » des échanges sur la Toile correspond à un phénomène classique de captation de valeur, au profit des fournisseurs d’accès, des fabricants de matériels multimédia et des marchands de logiciels. Ces entreprises, en général constituées en oligopoles, ne se privent d’ailleurs pas de revendiquer un assouplissement de la législation sur le droit d’auteur, dans le seul but d’optimiser leur business. « Ne payez pas les oeuvres que vous consommez, ne payez pas les artistes, réservez votre obole à l’achat de terminaux dernier cri, au renouvellement de vos logiciels, et au paiement de votre connexion à Internet ». Tel est en substance le discours tenu par ces sociétés ultra-capitalistes (opérateurs télécoms, constructeurs informatiques, etc.), et cautionné aujourd’hui par tous ceux qui, au nom de la résistance à la dictature du marché, militent en faveur de la gratuité.

2) La gratuité n’est pas un antidote à la loi du profit. Elle s’inscrit au contraire au cœur même de ce qu’il est convenu d’appeler « le capitalisme cognitif ». La firme Google, qui a bâti sa fortune autour d’un moteur de recherche gratuit, en est l’exemple le plus emblématique. Dans la société de l’information, les modèles économiques les plus profitables sont précisément ceux qui ne font pas payer l’usager final. A défaut de « libérer » la musique et le cinéma, les adeptes de la gratuité se contentent d’entériner ce processus, qui tend à réduire les éditeurs de contenus à de simples faire-valoir à la solde des opérateurs de tuyaux. Leur argumentation, en forme de sophisme, peut se résumer de la manière suivante : « Les majors qui dominent le marché culturel nuisent à la diversité de la création (exact, et il y aurait en effet beaucoup à faire pour assainir les relations contractuelles qui lient les artistes à leurs producteurs-éditeurs) ; la gratuité nuit aux majors (exact) ; donc la gratuité représente une libération pour les créateurs. Faux : elle ne fait que déplacer et aggraver le problème, en plaçant les artistes sous la tutelle d’autres multinationales, tout aussi menaçantes pour la diversité culturelle. Loin d’être sapée par l’évolution technologique, la législation sur le droit d’auteur et la propriété intellectuelle reste plus que jamais nécessaire pour échapper au spectre qui hante aujourd’hui l’ensemble des activités culturelles : n’être qu’une industrie de sous-traitance soumise aux intérêts des grands groupes de communication, des magnats de l’informatique et des manufacturiers high-tech.