Retournements du détournement

Face à la proliférations des données et à la saturation des signes, la stratégie du détournement visant à produire une infinité de "rapprochements nouveaux" pour « rendre un certain sublime » est-elle vraiment viable ? La « mission historique d’instaurer la vérité dans le monde » a-t-elle encore un sens ?

« Tout se passe comme si Debord croyait en une contagion nécessaire et naturelle des effets de vérité produits par la technique du détournement. Mode d’emploi du détournement s’opposait à la propagande de l’entre-deux-guerres, stalinienne surtout, mais le modèle implicite de la communication situationniste était semblable, c’est-à-dire pavlovien. Sous l’influence du Viol des foules par la propagande politique (1939) de Tchakhotine, Debord présupposait la passivité des récepteurs, dont la conscience doit être éclairée par le message de l’émetteur, lequel détient le monopole du sens et de la vérité. Même si elle se veut historique, la théorie du spectacle dépend d’un système d’oppositions binaires conforme à la métaphysique implicite des philosophes marxistes qui n’avaient pas rompu avec l’hégélianisme des Manuscrits de 1844. Fidèle à cette tradition qui va de Korsch à Lukacs, Debord rabat les contradictions entre travail vivant et travail aliéné sur une séparation entre créateur et spectateur, une opposition entre activité et passivité, participation et représentation, vrai et faux. De même que Marx confrontait la valeur d’usage à la valeur d’échange, toute la stratégie de Debord vise à restaurer ce que Benjamin appelle la «valeur cultuelle » de l’art contre sa « valeur d’exposition ». En cela, sa pensée est une pensée de la chute, un romantisme qui reste hanté, sous un mode platonicien, par la vérité comme origine. Aussi le détournement ne fait-il qu’inverser le rapport à la tradition : il prétend corriger, mais dans le même mouvement il accorde de la valeur à ce qu’il corrige.
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On notera aussi l’ambivalence d’une pratique qui, en raréfiant la présence de l’auteur, lui donne une valeur plus importante. La diffusion des techniques de détournement ne remet pas en cause la « propriété personnelle ». A côté de leur pratique d’anonymat partiel, lettristes et situationnistes ont maintenu l’importance de la signature. Le respect, par-delà le détournement, d’un culte de l’auteur est manifeste chez Debord et rejoint une mise en scène épique de soi et des amis, comme dans les films d’après la période situationniste, In Girum Imus Nocte et Consumimur Igni (1978) ou, pour la télévision, Debord, son art et son temps (1994), ou encore dans l’autobiographie littéraire Panégyrique (1989). Une technique inspirée du plagiat, qui devrait conduire à une mise à mort de l’auteur, finit par restaurer son autorité. « A travers l’emprunt des phrases d’autrui, écrit Jean-Marie Apostolidès, Debord s’est fabriqué des masques, moins par dandysme que dans le but d’agrandir sa personnalité à un type. Il en devenait exemplaire […]. Les figures de Villon, de Lacenaire ou de Cravan lui ont, en quelque sorte, servi de surmoi littéraire. »
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Tous les effets de l’emploi du détournement que les situationnistes avaient anticipé ont été retournés. Il est arrivé aux situationnistes ce qu’ils avaient reproché aux surréalistes : après Mai 1968, le détournement comme technique a été intégré aux pratiques publicitaires. Quant aux thèmes de la critique situationniste, certains font partie du « nouvel esprit du capitalisme ». En art contemporain et en littérature, des avant-gardes tentent périodiquement d’appliquer des « recettes » situationnistes », mais elles se heurtent aux ruses de la valeur d’échange – restauration de l’autorité de la tradition derrière l’emprunt modifié, hyper-référence, formes au second degré-, et l’assemblage tourne parfois au salmigondis littéraire, à l’illisible comme dernier refuge de l’aura, etc. Les textes situationnistes eux-mêmes sont devenus confus pour la plupart de leurs nouveaux lecteurs. Lorsque disparaît le milieu social qui partageait les références implicites du détournement et qu’une communauté de réception et de création n’existe plus, les textes construits par détournement sont privés de leur horizon de sens. »

Laurent Jeanpierre
Revue Critique Août-Septembre 2002 (N°663-664)
Copier, voler : les plagiaires