Autobiographie sans je

« J’aspire au moment où je n’aurai besoin que de moi pour être heureux », écrivait Rousseau dans La profession de foi du vicaire savoyard. Cette quête égocentrique d’un refuge où l’on pourrait enfin se consacrer à « la jouissance de sa propre existence » et « se suffire à soi-même, comme Dieu » n’a plus lieu d’être. « Le Moi n’est plus ce qu’il était jusqu’ici : un souverain qui promulgue des édits » (Musil, L’homme sans qualités). Il a perdu son assise, sa substance, son centre de gravité, pour devenir un ensemble flou, « un espace flottant, sans fixation ni repère, une disponibilité pure, adaptée à l’accélération des combinaisons » (Lipovetsky, L’ère du vide).
Dans ce contexte, le pacte autobiographique ressemble de plus en plus à un marché de dupes, avec trois créneaux porteurs :

- L’autofiction, qui permet au sujet de s’inventer une unité en trompe l’œil, comme dans un théâtre d’ombres. Peu importe la toile de fond - sociologique, familiale, religieuse, psychanalytique, sexuelle... L’essentiel est que le Moi puisse à nouveau faire relief. Se rebeller contre le système, raconter ses problèmes d’œdipe, régler ses comptes avec Dieu, faire advenir à la surface ses traumatismes refoulés, multiplier les variations sur le thème Coïto ergo sum : tout est bon pour restaurer la scène identitaire - de préférence sur un mode saturé pour satisfaire aux exigences du marché. Affichez-vous homo, séropo, adepte du barebacking, énarque, fils de bonne famille, suicidaire, et vous aurez à coup sûr un destin posthume de tête de gondole à la Fédération Nationale des Achats pour Cadres. La transgression est devenue un produit de consommation parmi d’autres. Loin d’exprimer une révolte contre l’ordre existant, elle traduit aujourd’hui une volonté de recentrage dans un monde de plus en plus éclaté où les traditionnelles frontières tendent à s’estomper. Il s’agit en quelque sorte de restaurer les anciens repères, de rétablir des limites depuis longtemps abolies, pour le seul plaisir de les violer à nouveau. Réaction et transgression se confortent ainsi mutuellement en se situant sur le même plan. Toutes les polémiques relatives à la diffusion d’œuvres prétendument dérangeantes sont d’ailleurs l’occasion de vérifier cette collusion objective entre ligues de vertu et artistes soi-disant transgressifs - chacun trouvant chez l’autre sa raison d’être, sa légitimité, et accessoirement son vecteur publicitaire le plus efficace.

- La complainte existentielle, qui prend acte de la vanité de toute quête identitaire. Avec pour résultat des litanies du style : « Je suis seul. Je ne suis rien. Je ne viens de nulle part. Je n’ai pas d’identité. Il a toujours été là, mon problème. J’ai toujours senti ce vide immense autour de moi, cet isolement. (…) Moi, je suis seul en pleine mer sur un radeau fragile, et ce radeau, c’est encore moi : je suis à la fois le naufragé perdu et le radeau à la dérive, désespérante tautologie, close sur elle-même. (…) La logique de ce processus voudrait que je devienne un assassin[6]. »

- L’exercice de style atomisé, censé refléter la condition de l’individu contemporain. L’écriture de soi se résume alors au collage de détails infimes, innombrables et interchangeables, avec des accents souvent mortifères. « Ce qui compte ce ne sont point les singularités qui se détachent d’une mode commune mais l’inverse : la lente montée d’un uniforme, le mouvement qui nous traverse, la perte de conscience individuelle, l’histoire sans moi, le monde moins moi, un geste sans auteur (ni profondeur) suspendu dans le vide et toutes ces choses qui sont la menue monnaie de la mort » (Rose Poussière, Jean-Jacques Schuhl). Le sujet se présente ainsi comme une mosaïque de pulsions et de sentiments discontinus, une agrégation sans cesse recomposée de fragments épars, qui se dispersent et se combinent de façon aléatoire. Le très symptomatique Autoportrait d’Edouard Levé (POL, 2005) s’inscrit parfaitement dans cette veine. A l’image des malades atteints du syndrome de Korsakov, l’auteur compose un kaléidoscope d’impressions sans lien les unes avec les autres, et s’y dissout littéralement. Cette tentative très pérecquienne d’épuisement de l’identité laisse place à un personnage désincarné, semblable aux spectres rousseliens plongés dans la résurrectine. L’individu n’est plus qu’un nœud dans le tapis, un point contingent où se croisent les fils du tissu - un zombie bombardé de messages, qui se succèdent dans un flux et un mouvement perpétuels.

Pour sortir de cette triple impasse, on peut reformuler le défi autobiographique de la manière suivante : Comment résister à l’atomisation anarchique, tout en prenant acte de ce processus de fragmentation du Moi ? Comment lutter contre l’affaiblissement de la volonté, sans pour autant prôner la restauration d’un ordre révolu ? « La pluralité et la désagrégation des impulsions, le manque de système entre elles aboutit à une « volonté faible », écrit Nietzsche dans Le Nihilisme européen ; la coordination de celles-ci sous la prédominance de l’une d’entre elles aboutit à une « volonté forte. » » L’écriture de soi n’a pas d’autre enjeu : créer la colonne vertébrale qui permet d’échapper à la désagrégation ; rendre lisible la volonté forte, qui coordonne la pluralité des impulsions. Autrement dit, se produire soi-même, dessiner les contours d’une vie habitable, d’un lieu de soi possible – non pas un refuge confortable, gagé par les anciennes matrices identitaires, mais un hors-je décentré, utopique, non assignable à résidence.

Concrètement ? Prendre pour point de départ le monde des « rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences, des réflexes primant tout autre essor du mental…» (André Breton, Nadja). Se remémorer un certain nombre d’évènements marquants, au sens le plus littéral du mot, c’est-à-dire des « faits de valeur intrinsèque sans doute peu contrôlable mais qui, par leur caractère absolument inattendu, violemment incident, et le genre d’associations d’idées suspectes qu’ils éveillent », vous font « passer du fil de la Vierge à la toile d’araignée » et « présentent chaque fois toutes les apparences d’un signal. » Identifier les connexions implicites existant entre toutes ces données gravées dans la mémoire vive et créer une tapisserie infinie de sons, d’images et de mots-clé. Pour frayer une trajectoire lisible à travers cette nébuleuse d’impressions, s’inspirer des techniques d’analyse statistique (régression multiple, analyse factorielle des correspondances, analyse en composantes principales, analyse discriminante, etc.)[7]. Revisiter la tradition des arts de la mémoire – ces vastes encyclopédies imaginaires, hyperlogiques et presque délirantes, également nommées « trésors de similitudes », qui permettaient aux Anciens d’enregistrer et de structurer d’énormes quantités d’informations, grâce à un système codifié de mémoire artificielle mettant en jeu des images frappantes inscrites dans des lieux mentaux. Renouer avec la pensée exégétique du Moyen-Age, qui instaurait entre les mots, les choses et les images bibliques des rapports qui échappaient à la fois à l’ordre naturel, à l’ordre logique et à l’ordre des ressemblances visibles. « L’exégèse tirait l’ordre naturel vers celui du mystère, l’ordre logique vers celui de l’équivoque, et l’ordre visible vers celui des dissemblances. Voilà pourquoi l’exégèse, plus qu’une méthode, fut d’abord une poétique – déconcertante, sans doute, pour les esprits positivistes -, une poétique productrice d’énigmes puisque son objet restait au fond le mystère [de l’Incarnation]. Une poétique où n’affleuraient que déplacements et condensations, une poétique en cela proche du rêve et du fantasme[8]. » Sur ce modèle, imaginer un texte à double fond, clos sur lui-même, qui construit un sujet en réseau, en arborescences virtuelles, en effloraisons multiples d’histoires et de destins ; un roman-tissu qui transforme la pluralité des impulsions en un vêtement sur mesure, pour donner corps à un « je » en apparence fantomatique.

Intervention sur Le Décodeur, dans le cadre du colloque "Ecriture et vérité" organisé par l’université du Québec à Montréal, printemps 2007.

[6] Eric Reinhardt, Le moral des ménages[7] Lire notamment l’étude d’Adam Pawlowski Séries temporelles en linguistique, avec application à l’attribution de textes : Romain Gary et Emile Ajar, fondée sur l’analyse séquentielle du langage et les concepts théoriques de la méthode ARIMA de Box et Jenkins.
[8] Fra Angelico, dissemblance et figuration de Georges Didi-Huberman