Pour qui écrivez-vous ?

Peut-être ce texte finira-t-il abandonné dans le tiroir d’une commode. Imaginons que le meuble soit vendu. Le nouveau propriétaire, un négociant spécialisé dans l’import-export, découvre les pages oubliées et décide de s’en servir comme papier d’emballage pour calfeutrer un colis expédié en Afrique. Le destinataire est un blanc perdu au milieu de la brousse, qui a passé commande d’une machine à faire de la glace. Mais à la suite d’une erreur de traitement, c’est un dictaphone qu’il reçoit. Après avoir défroissé les feuilles et recomposé le texte, il s’amuse à le traduire et à l’enregistrer dans la langue de la tribu locale - une sorte de Bomongo adultéré. Quelques années plus tard, l’homme meurt, la brousse recouvre peu à peu sa case, et le manuscrit est dévoré par les fourmis rouges. Un soir de tornade, pourchassé par un jaguar, le dernier représentant de la race des Bomongos, décimée par les guerres tribales, trouve refuge dans l’ancienne case du blanc. Il tombe sur le dictaphone, le met en marche par inadvertance et écoute, dans sa propre langue, le texte des pages disparues.
Conclusion : « C’est pour ce nègre que j’écris. »

D’après Jean Ferry, Le mécanicien et autres contes.