Humiliation quantique

Après Copernic et Darwin, qui avaient remis en cause respectivement la position centrale de la Terre dans l’univers et la frontière séparant l’espèce humaine du règne animal, Freud se flattait d’être le « troisième grand humiliateur », pour avoir souligné le rôle de l’inconscient et mis à mal l’idéal d’autonomie du sujet. La physique quantique poursuit à sa manière le travail de sape. Matière éternelle, Temps et Espace absolus, Réalité unique : tous les principes qui fondaient notre représentation du monde – monde clos, stable, quasi utérin – se trouvent réduits à néant. « Il n’y a plus d’histoire prédéterminée, inexorable, livrée à des forces mécaniques. L’univers se révèle léger, instable, multiple dans la superposition d’une infinité d’histoires possibles dont nous ne percevons qu’un mince faisceau (1) ».
La réalité quantique s’apparente à un film incroyablement complexe, fait de la surimpression d’un nombre incalculable de scènes différentes, chacune étant « écrite et tournée » avec une couleur et une luminosité distinctes. Le moindre phénomène soumis aux fluctuations quantiques ne peut plus être conçu comme « existant » dans un seul état. Plusieurs mondes cohabitent, « perpendiculaires » et invisibles les uns aux autres, dotés chacun d’une amplitude d’existence propre. Ainsi, à l’endroit même où mon corps existe en ce moment, il pourrait exister un autre corps, superposé au mien dans l’espace ou traversé par lui, sans que ni l’un ni l’autre n’en ait conscience et ne puisse interagir. Notre sentiment que la réalité est unique tient simplement au fait que notre conscience est localisée au voisinage d’une configuration particulière.
Comme le souligne le physicien Thibault Damour, « même si nous ne sommes qu’une très mince configuration dans une infinité de mondes coexistants dans le même espace quantique, même si nous n’avons avec les autres mondes pratiquement aucune possibilité de co-agir, le défi lancé à notre esprit, et à notre être tout entier, est tel qu’il peut nous redonner des forces. (…) Comme Giordano Bruno, qui se réjouissait de l’éclatement du carcan des sphères célestes et s’exaltait devant l’ouverture d’un monde infini, pouvant contenir une infinité d’autres terres semblables à la nôtre, je trouve enthousiasmante cette infinité de mondes surimprimés les uns sur les autres. » Ce défi n’est-il pas d’une certaine manière celui que doit relever aujourd’hui le romancier ? Rendre lisible les différentes couches qui composent le film du réel, en faisant varier les amplitudes d’existence – vaste programme, qui implique de renvoyer dos à dos les Cassandre de la « déréalisation », nostalgiques du monde un et indivisible, et les prophètes de la virtualisation intégrale, partisans du relativisme absolu.
(1) [1] Entretiens sur la multitude du monde par Thibault Damour et Jean-Claude Carrière