Ombre projetée

« Imaginons comment pourrait se présenter, de nos jours, le mythe de la caverne. Les spectateurs, toujours enclins à prendre des vessies pour des lanternes, n’auraient guère changé, à ceci près qu’il serait inutile de leur supposer des chaînes ou quelque dispositif que ce soit pour les obliger à demeurer tournés vers les images qui leur sont présentées. La fascination qu’elles exercent y pourvoit amplement. Au surplus, enfermer ces spectateurs dans une caverne serait bien inutile. Les images sont partout : prisonniers bénévoles, nos contemporains y courent, ils s’y collent. Tout au plus peut-on imaginer une grande halle, comme un centre de contrôle de vols spatiaux, ou une monumentale régie de chaîne de télévision, avec une multitude d’écrans montant jusqu’au plafond. Et surtout pas d’obscurité ! Du mur d’images émane une scintillation colorée, éblouissante, dont on a la peine à détacher le regard.

Ces images ne sont pas des ombres, simulacres imparfaits ou franchement trompeurs d’une lointaine réalité, manipulés par de rusés thaumatopoioi. Elles hurlent de tous leurs photons : « Nous sommes le réel ! Le rayon qui frappe vos yeux est celui-là même qui émane de la chose. Nous sommes faites pour combler votre désir de voir, pour remplir à ras bord ces coupes que sont vos yeux. »

Le philosophe qui cherchera à dissiper le sortilège aura affaire à forte partie. Vers quelle source de vraie lumière invitera-t-il ces voyeurs repus à se tourner ? Il lui faudra trouver la faille, le lieu du manque, le « trou dans le flux » qui crèvera les écrans pour leur révéler, au-delà ou dans l’envers du visible dont ils se gavaient, la vérité de leur désir. Peut-être le fera-t-il en ouvrant quelque part une caverne bien sombre – et pourquoi pas en y projetant des ombres qui, même si elles prétendent parfois être les jumelles du réel, ne dissimuleront pas le secret de leur manque-à-être et auront assez de liens avec leurs songes pour porter la marque de cet ailleurs qui est en eux sans qu’ils le sachent. »

Max Milner
L’envers du visible, Essai sur l’ombre
P 431-432