Totalité dissoute, réalité désagrégée, identité éparpillée en une anarchie d’atomes. Dans tous les domaines – politique, économique, social, scientifique, esthétique -, c’est le même constat qui s’impose : fondements disloqués, centres dispersés, continuités rompues. Au-delà des poncifs sur la « perte des repères » et autre « crise du sens », c’est bien à un processus généralisé d’archipélisation que l’on assiste aujourd’hui. D’où la tentation pour le romancier d’opter pour l’une des trois stratégies suivantes :
1) Restaurer des unités de façade et imaginer des socles de substitution, sous couvert de résistance. Posture déclinable sur le mode :
o Nostalgique : Exaltation des valeurs traditionnelles, fascination romantique pour les origines et les paradis perdus, retour au terroir, à la mémoire (familiale, nationale), au beau style, repli sur le folklore (y compris le folklore expérimental, façon revival seventies - torturer le langage pour lui faire avouer une prétendue vérité cachée). Du roman considéré comme valeur refuge.
o Subversif : La « farce atomisante en cours »
[1] ne serait qu’une illusion d’optique, un leurre, une ruse de l’ordre dominant, destinée à accroître son emprise de façon plus diffuse et plus globale. Réactivation de la thématique de l’aliénation, voire des thèses conspirationnistes. Dénonciation du Système, incarné au choix par le Spectacle, la Marchandise, le Capitalisme, le Néo-libéralisme, l’Europe, la Mondialisation, la Publicité, etc. Recyclage des théories issues du marxisme, de la pensée libertaire, du situationnisme, et, dans un corpus plus récent, de Sloterdijk, Negri ou Agamben. Du roman considéré comme acte de sédition.
o Messianique : Invention ex-nihilo d’une hyper-modernité censée émerger sur les ruines de notre humanisme agonisant, « afin de provoquer une nouvelle synthèse disjonctive, un nouveau surgissement métaphysique, et d’évoquer ainsi, par l’épopée du roman pop, ce qui adviendra de l’Homme quand en lui, et déjà en dehors, Son Successeur prendra forme
[2] »… Du roman considéré comme laboratoire de la refondation post-humaine.
Sous des bannières en apparence antagonistes - réactionnaire, contestataire, visionnaire -, ces trois postures procèdent de la même démarche : retrouver une structure stable susceptible de faire sens face au chaos. Entre nostalgiques du « bon vieux temps », contempteurs de l’ordre totalitaire supposé nous aliéner, et apôtres de la nouvelle matrice « cyborg-constructiviste », la collusion est réelle, comme en témoigne la convergence observée sur de nombreux dossiers : mondialisation, constitution européenne, etc.
2) Faire son deuil de l’ancien monde et se complaire dans la dépression, sous couvert de lucidité. Dans cette perspective, la mutation en cours sera systématiquement envisagée comme un délitement, une décomposition, une déchéance. Anéantissement de toute singularité au profit d’une hypothétique classe moyenne, dissolution de l’altérité dans l’imaginaire du clonage, promotion de comportements strictement fonctionnels, libérés des affres du désir. Le prophète du « désert qui croît » sera jugé d’autant plus clairvoyant – c’est-à-dire en fait conforme à la myopie sociale - qu’il saura faire miroiter, en guise de consolation, le mirage d’une oasis possible
[3]. Du roman considéré comme rapport clinique du désenchantement.
3) S’affranchir de toute quête de sens et s’immerger béatement dans l’indifférence et l’insignifiance, sous couvert de libération. L’absence de raison centrale et fondatrice est ici perçue comme une délivrance. Il s’agit en quelque sorte de retrouver une ingénuité primitive, une « nouvelle innocence
[4] », procédant d’un rapport fusionnel avec le monde. Toute hiérarchie, toute distance critique est abolie. La moindre expérience est exaltée dans sa diversité irréductible et sacralisée de manière quasi fétichiste. En résulte une indistinction totale, où toute singularité, en perdant ses caractéristiques spécifiques, finit par être interchangeable avec n’importe quelle autre. La mort de la vérité, le primat de la représentation sur la réalité, l’avènement de l’éphémère, l’ère de l’apparence ou encore le règne du simulacre deviennent les nouveaux mots d’ordre, et servent d’alibi au triomphe de l’identique. La désagrégation de la totalité est exacerbée, jusqu’à décomposer et réduire en miettes toute unité. Il ne reste plus alors qu’à se plonger dans le flux fragmentaire et centrifuge des choses, et à s’abandonner au magma des pulsions et des impressions, au pastiche de citations et d’inserts, au collage multiple et anonyme, à la pluralité dilatée et à l’atomisation. Du roman considéré comme simple collection d’épiphanies.
Ressenti comme une dérive à combattre, une fatalité à accepter ou un dépassement à célébrer, ce processus d’archipélisation reste, dans tous les cas de figure, non-pensé. La question n'est pas de savoir s’il représente un progrès ou une régression - ni pessimisme, ni optimisme -, mais d’explorer les nouveaux espaces qu’il ouvre et d’en cartographier les contours. D’où la nécessité de changer d’optique, en renonçant à la fois aux chimères du naturalisme, aux prestiges de la métaphysique, et aux illusions des théories totalisantes. Aucune position de surplomb n’est aujourd’hui tenable. La mutation en cours ne peut être pensée qu’à travers l’expérience vécue, de façon incarnée. Il ne s’agit donc plus d’inventer des histoires ou de décrire une improbable réalité objective, mais de relater une aventure singulière, comme le firent jadis, dans leurs récits de voyages, les navigateurs en quête de la Terra Incognitae
[5]. Du roman considéré comme portulan.
[1] Dixit Eric Arlix, in
Le monde Jou
[2] M.G. Dantec,
Théâtre des opérations, 4ème de couverture
[3] En ce qui concerne l’auteur de
La possibilité d’une île, on ne peut que renvoyer au
texte définitif que lui a consacré Philippe Forrest dans Art Press, en avril 1999, à la suite de la parution des Particules élémentaires. Texte disponible sur Internet, via n’importe quel moteur de recherche, en tapant les trois mots-clé : Houellebecq, roman, rien.
[4] Lire à ce propos les analyses de Claudio Magris, dans le dernier chapitre de
L’anneau de Clarisse, Grand style et nihilisme dans la littérature moderne. Edition L’esprit des péninsules.
[5] D'où la place accordée dans
Le Décodeur à l'épopée
de Lapérouse, qui incarne mieux que quiconque l’idéal des Lumières et le rêve de savoir total hérité des Encyclopédistes. Après son naufrage au cœur de l’archipel Salomon, aux antipodes de la France, quelques mois seulement avant la Révolution, le navigateur ne laisse derrière lui qu’une énigme, des fragments, et un seul survivant : le messager lui-même, chargé de rapporter son journal de bord par la terre ferme.